Durablement éloigné de la Russie et inquiet du futur de ses relations avec la Chine, le gouvernement allemand vient de présenter sa nouvelle stratégie africaine. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les nouvelles ambitions africaines de l’Allemagne, alors qu’Emmanuel Macron a tout juste terminé sa tournée diplomatique sur le continent.
« L’Afrique grandit et change énormément. Son évolution façonnera le XXIᵉ siècle – et donc aussi l’avenir de l’Allemagne et de l’Europe ». C’est avec ces mots que la ministre allemande de la Coopération économique et du Développement, Svenja Schulze (SPD), a présenté la nouvelle stratégie allemande pour le continent africain.
L’Allemagne aimerait mener une politique structurelle mondiale de développement dont l’Afrique serait un partenaire important. Qu’il s‘agisse de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, de l’influence croissante de la Chine en Afrique ou des conséquences de la crise climatique, tous les défis mondiaux actuels plaident pour une intégration de l’Afrique dans la pensée stratégique du pays.
La stratégie allemande entend mettre en place des partenariats fondés sur le respect mutuel et la réciprocité. Berlin insiste sur l’idée que l’important n’est pas tant les projets concrets à mettre en place pour favoriser le développement africain que la manière de les mener et l’attitude qui guide ces actions. L’Allemagne veut promouvoir les droits humains et la démocratie, prendre en compte les intérêts de ses partenaires, mais également, naturellement, défendre ses propres intérêts.
Les points focaux du document sur l’Afrique sont le développement durable et la prospérité du continent, la lutte contre la famine et la pauvreté, la bonne gouvernance, la paix et la sécurité. En outre, la ministre met l’accent sur une « politique de développement féministe ».
De multiples visites de haut niveau
Ces annonces ne sont pas isolées : elles se sont accompagnées de multiples visites de haut niveau qui s’apparentent à une offensive de charme de l’Allemagne en l’Afrique depuis le déclenchement de l’agression russe contre l’Ukraine.
Le chancelier Olaf Scholz a ainsi visité, en mai 2022, le Niger, le Sénégal et l’Afrique du Sud. Le ministre de l’Économie, Robert Habeck, s’est quant à lui rendu en Namibie et en Afrique du Sud en décembre 2022. Il a été suivi en février 2023 par le ministre des Finances, Christian Lindner, au Mali et au Ghana. Dans la foulée, le ministre du Travail, Hubertus Heil, et la ministre de la Coopération, Svenja Schulze, ont visité le Ghana et la Côte d’Ivoire en février 2023. Ces déplacements s’ajoutent aux multiples visites de la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, qui a entre autres récemment accompagné son homologue française, Catherine Colonna, en Éthiopie. Symbole de cette nouvelle ambition allemande, le chancelier Scholz avait déjà invité le président en exercice de l’Union africaine, le président sénégalais Macky Sall, en tant qu’émissaire de son continent au sommet du G7 à Schloss Elmau en juin 2022.
Un contexte géopolitique propice au renouvellement
Pour Berlin, ce virage doit s’inscrire dans le cadre plus large d’une réforme fondamentale de la coopération entre l’Europe et l’Afrique afin de rompre avec le passé colonial et de corriger l’équilibre asymétrique des pouvoirs entre les deux continents.
L’Europe, et donc l’Allemagne, se sont en effet trop longtemps contentées des liens historiques et géographiques qu’on imaginait pouvoir nous conférer des avantages comparatifs immuables par rapport à la Chine, à l’Inde et aux pays du Golfe. Ce fut une lourde erreur d’analyse : beaucoup de pays africains ont tissé des liens étroits avec la Chine, les pays du Golfe, la Turquie et, on l’a vu de façon flagrante après le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, dans le domaine de la coopération militaire avec la Russie.
À l’aune de cette évolution, il est urgent pour l’Europe de refonder ses relations politiques et économiques avec le continent africain. Pour ce faire, l’offre européenne doit explicitement se distinguer de celle des États-Unis, de la Chine et de la Russie.
La nouvelle offensive de charme de l’Occident en Afrique a commencé après le déclenchement de la guerre en Ukraine. L’influence acquise ces dernières années par la Russie et la Chine a éclaté aux yeux de l’Alliance atlantique le 2 mars 2022 et le 23 février 2023 lorsque l’Assemblée générale des Nations unies a voté pour condamner la guerre d’agression de la Russie : la moitié de pays africains se sont abstenus, et deux pays (le Mali et l’Érythrée) ont voté contre la résolution.
Selon le Peace Research Institute Frankfurt (PRIF), le soutien de la Russie à l’Afrique couvre principalement trois domaines : l’armement, les services de renseignement et la propagande. Depuis 2015, la Russie a signé environ 19 accords militaires avec des gouvernements africains, et Moscou est aujourd’hui le plus important fournisseur d’armes en Afrique.
Ce refus de nombreux pays africains de prendre position dans un conflit à la dimension morale aussi évidente est difficile à comprendre du point de vue des Européens. Mais l’Afrique a des arguments à faire valoir, elle qui n’a longtemps été perçue que comme un pion politique que les grandes puissances déplaçaient au gré des conflits de la guerre froide, et qui n’a oublié ni notre passivité au cours du génocide rwandais de 1994, ni notre désintérêt pour les 600 000 victimes de la guerre civile éthiopienne. Cette histoire douloureuse et humiliante est gravée profondément dans la mémoire collective africaine.
Aujourd’hui, l’Afrique entend tourner la page de cette période et adopte une attitude offensive : elle veut choisir elle-même les partenaires, ne pas prendre parti et peser les options en fonction de ses intérêts propres. C’est ainsi qu’il faut interpréter la déclaration de la ministre sud-africaine des Relations internationales, Naledi Pandor, lorsque, accueillant le secrétaire d’État américain Antony Blinken en août 2022, elle a accusé l’Occident d’adopter une attitude condescendante et intimidante envers l’Afrique.
La dépendance européenne aux ressources naturelles de l’Afrique
Malgré ces trajectoires divergentes et des ambitions parfois contraires, les destins de l’Europe et de l’Afrique restent intimement liés. L’Union européenne (UE) reste de loin le partenaire commercial le plus important de l’Afrique, qui réalise plus de 30% de son commerce extérieur avec l’UE. Surtout, l’Europe restera pour longtemps dépendante de l’importation des matières premières nécessaires à la transition énergétique, comme le lithium et le cobalt. En outre, la production africaine représente 80% des métaux du groupe du platine dans le monde, 55% du chrome, 49% du palladium, 45% du vanadium, et le continent possède les plus grandes réserves de bauxite, de chrome, de cobalt, de diamants et d’or au monde. Il est également riche en phosphates, en minéraux de titane, en vanadium et en zircon.
Le temps que durera la transition de son économie vers les énergies renouvelables, l’Europe aura encore longtemps besoin du gaz naturel venu d’Afrique. De nouveaux immenses gisements de gaz sont sur le point d’être extraits sur la côte ouest de l’Afrique. Il existe des gisements de 2,83 billions de mètres cubes de gaz au large du Sénégal et de la Mauritanie. L’Algérie est le dixième producteur de gaz au monde, et il existe des gisements de gaz au Nigéria, en Angola, en Égypte et en Libye. De fait, le continent pourrait donc jouer un rôle clé pour libérer l’Europe de la dépendance au gaz russe.
La crise climatique, un défi et un atout pour l’Afrique
L’autre atout dans la manche des Africains est écologique. En raison de sa biodiversité, l’Afrique a en effet la plus grande capacité au monde à maintenir et à renforcer l’équilibre de la biosphère et à ainsi éviter un nouvel appauvrissement de la couche d’ozone.
Cependant, les forêts tropicales du bassin du Congo sont de plus en plus menacées. Ce n’est pas la seule raison pour laquelle les effets possibles des tendances climatiques mondiales sont plus présents sur le continent africain que partout ailleurs. Sept des dix pays les plus touchés par le changement climatique se trouvent en Afrique. Au Sahel, mais également en Afrique orientale et australe, les températures ont déjà augmenté de manière menaçante, entraînant avec elles des sécheresses et des conflits économiques et sociaux.
Si l’Europe et l’Afrique ont évidemment leurs intérêts propres sur de nombreux dossiers, le sujet climatique est une menace commune qui nous oblige mutuellement à travailler ensemble. Pour l’Europe, cela passera au préalable par la prise de conscience que l’ère post-coloniale est bien révolue, et que les pays africains sont de plus en plus éloignés du modèle donateur/bénéficiaire ou ressources naturelles/produits manufacturés. Les stratégies adoptées ces dernières années par les pays africains sont moins tributaires du soutien extérieur et des investissements étrangers, et s’orientent davantage vers le développement local et régional. L’Union européenne doit donc élaborer de nouveaux modes d’engagement en lien avec la réalité changeante du continent africain.
L’explosion démographique, une opportunité pour l’industrie allemande
Pour inaugurer un nouveau chapitre de sa relation avec l’Afrique, l’Allemagne pourrait se pencher sur des dossiers qui traînent sur la table depuis déjà longtemps, comme la réforme du commerce agricole, ou au contraire s’intéresser aux défis du futur, tel que ceux de la démographie et de l’économie.
L’Afrique est en effet le continent avec la croissance démographique la plus rapide. Alors que 1,3 milliard de personnes vivent sur le continent aujourd’hui, ce nombre devrait doubler à 2,5 milliards de personnes d’ici à 2050. Sans croissance économique et sans nouvelles créations d’emploi d’ici là, la crise économique et sociale que connaîtra le continent sera brutale. Selon une étude du département Afrique de la Fondation Friedrich-Ebert, chaque année, environ 20 millions d’Africains, essentiellement des jeunes, recherchent un emploi qui n’existe tout simplement pas.
Il y a là un besoin pour l’Afrique, et une opportunité pour l’Allemagne et son industrie, dont les débouchés en Chine et en Russie sont de plus en plus incertains. Néanmoins, Christoph Kannengießer, le secrétaire général de l’association des employeurs allemands, souligne que, jusqu’à présent, les entreprises allemandes n’ont guère utilisé les opportunités existantes en Afrique. Pour les politiques allemands, il y a là une fenêtre d’opportunité pour agir en faveur des investissements directs en Afrique.
Pour que cette stratégie fonctionne, les efforts doivent être mutuels. Il faut ainsi que l’Afrique affronte ses problèmes de corruption et de mauvaise gouvernance, un fléau trop longtemps toléré et exploité par les pays occidentaux et malheureusement toujours présent dans beaucoup de pays du continent.
La nouvelle stratégie africaine annoncée par l’Allemagne a globalement su trouver le ton juste. Elle reconnaît l’influence croissante de l’Afrique dans le monde, et souhaite soutenir ses priorités. Mais cette stratégie ne peut réussir qu’avec le soutien de l’ensemble des partenaires de la coalition gouvernementale allemande, et seulement si elle s’accorde avec les orientations de l’ensemble de l’Union européenne. Espérons qu’elle marque le point de départ d’une stratégie conjointe franco-allemande, voire européenne, de renouvellement des relations avec l’Afrique
ERNST STETTER