Le sujet du patriotisme en Mauritanie est un thème qu'on aborde avec des émotions mitigées, des hésitations sémantiques, des peurs justifiées et un tiraillement certain.
Notre propos est de présenter une réflexion générale sur les difficultés du consensus "patriotique", les obstacles qui se dressent devant la "raison patriotique", les souffrances des "patriotes" de tout bord et l'oscillation volontaire ou non entre "le patriotisme débordant", la conditionnalité patriotique et l'indifférence a l'égard du sort de la nation; un nomadisme patriotique courant.
La définition adoptée du patriotisme est simplement celle de l’amour de la patrie, la fierté d'y être né et le souci de son intérêt et de son avenir.
La complexité de l'histoire locale plurielle, la prégnance de référentiels traditionnels (tribu, ethnie, région, clan, catégorie sociale...), l'indépendance acquise ou octroyée à la hâte, le gigantisme du projet d'Etat nation à construire à partir du quasi-vide infrastructurel, les aléas de la survie dans un environnement politique et climatique hostiles, l'absence d'un pouvoir central unificateur précolonial ont été des facteurs qui ont contribué à rendre la visibilité nationale difficile, justifiant la préoccupation de construire au lieu de théoriser, de bâtir au lieu de spéculer, d'aller au charbon au lieu de contempler les galaxies du ciel saharien durant les années 1960.
L'émergence de la République au milieu d'un bouillon idéologique international multisectoriel (guerre froide, non alignement, africanisme, panarabisme, socialisme et mouvements de libération nationale) imprégnera de ses marques toutes les luttes politiques au sein du jeune Etat.
Les ambitions politiques des mouvements idéologiques dépassaient largement les frontières nationales. Le rêve planétaire, mondial prima un moment sur le local, le particulier mauritanien.
La capitale créée, la MIFERMA en marche, la reconnaissance internationale acquise en dépit des velléités d'annexion voisines et des risques de volatilisation du rêve; le parcours national commençait avec la célèbre formule "construisons ensemble la patrie mauritanienne".
L'adhésion des masses dans différentes régions du pays et d'une grande partie de l'élite à ce projet national favorisa une atmosphère patriotique qui marquera les consciences durant les premières décennies de l'indépendance, en dépit du black-out sur l'histoire "nationale", la méconnaissance des sacrifices de la résistance anticoloniale, la dépendance vis a vis de l'ancienne métropole et le tiraillement identitaire.
Le premier choc et ses répliques:
Les événements intercommunautaires de mai 1966, entre étudiants noirs protestant contre l'officialisation de la langue arabe et compatriotes arabes, constituent un moment d'exception, une secousse nationale qui inaugurera le long chapitre des luttes au sujet de la définition de l'identité nationale et de la coexistence entre communautés du pays.
Une première blessure nationale, une plaie au fonds du pathos patriotique, un malin génie interethnique qui refera surface en 1986 avec la tentative de prise du pouvoir par les officiers noirs et atteindra le paroxysme de son défoulement durant les tragiques événements de 1989-90.
Le prisme de la couleur hantera depuis le regard et l'action publique. Les nationalismes communautaires ou colores auront leurs adeptes, leurs chantres et fins idéologues.
Désormais la question de la langue officielle constituera un champ de bataille politique ou l'élite croisera le fer, chacun au nom d'une idée de la Mauritanie, une vision de sa personnalité culturelle singulière; une régression comparée a des millénaires de coexistence sans guerres raciales.
Le début des années 1970 connaitra un rapprochement notable entre le régime de Moktar Ould Daddah et les mouvements d'inspiration révolutionnaire (les kadihines) âpres la révision des accords de coopération avec l'ancienne métropole, la création de la monnaie nationale et la nationalisation de la MIFERMA. Un moment d'apaisement, un souffle d'unité au sein du Parti du Peuple Mauritanien (PPM).
Un deuxième cratère national: La guerre du Sahara
Les tractations sur l'avenir du Sahara Occidental, après la chute du régime de Franco en Espagne, ouvriront un autre débat, un autre champ de tiraillement a différents niveaux nationaux.
Entre les adeptes du Sahara partie intégrante de l'"ensemble mauritanien" et les tenants de l'auto-détermination du peuple sahraoui se creusa progressivement un fossé qui engloutira bien des patriotes sincères, leurs idées, leur bagage, leurs rêves et leurs vies parfois; de part et d'autre.
Les Accords de Madrid sur la partage du Sahara entre le Maroc et la Mauritanie inaugureront une ère de fluctuation, d'oscillation patriotique entre les sentiments d'orgueil (après la réunification avec l'autre partie du territoire national) et l'amertume d'une aventure incertaine, d'un faux pas historique, d'un jugement hostile à l'égard d'un peuple frère de sang et de langue.
Le déclenchement de la Guerre du Sahara fin 1975 annoncera un conflit armé fratricide au nord du pays, une aventure aux conséquences imprévisibles sur les structures politiques et mentales de la jeune République.
Un deuxième gouffre au nord du pays avec son lot de souffrances, de déchirements familiaux, de peurs, de confusions, d'incertitudes, de plaies béantes... La prise du pouvoir en juillet 1978 par les Forces Armées mettra fin au régime civil issu de l'indépendance et décidera des procédures de retrait d'un conflit qualifié désormais d'injuste et d'injustifiable.
La politique de neutralité officiellement adoptée concernant le conflit du Sahara n'a pu et ne pourra effacer l'effet du tiraillement intérieur entre les pro-sahraouis, les pro-mauritaniens et les proches du Maroc; des tranchées bien plus profondes que celle de Verdun 1916 .Les nostalgiques du Sahara mauritanien remueront, tout haut ou tout bas, leur credo au nom d'une certaine idée de la "Grande Mauritanie".
Les indécis, les neutres, les fluctuants avaient aussi mille raisons de l'être. Cette seconde grande blessure trainera son épaisse ombre sur le climat politique et social entrainant des divergences notoires entre les officiers au pouvoir et l'appréciation problématique des sacrifices consentis par les soldats "patriotes" et les citoyens ordinaires durant les années de la guerre. La maxime d'Horace "Dulce et decorum est pro patri mori" (il est doux et beau de mourir pour la patrie) n'a eu aucun sens ici. Mordre la poussière pour une "capitulation" est amère.
La tentative du renversement du pouvoir le 16 mars 1981 constitue l'illustration tragique d'un tel déchirement au sommet plus d'une année après la disparition terrible de l'avion transportant une bonne partie des officiers supérieurs aux commandes du gouvernement dont le Colonel Ahmed Ould Bouceif; Une perte nationale difficilement réparable.
Plus de quarante ans après, le débat objectif et dépassionné reste insuffisant sur cette guerre qui a provoqué bien des ravages, des confusions internes et notamment sur l'enthousiasme patriotique, l'opportunité du sacrifice et le rapprochement surréaliste entre la loyauté et la traitrise.
Une silencieuse démission patriotique fera progressivement son chemin dans les cœurs et les esprits débouchant sur une éthique du dépeçage de l'Etat, une course effrénée pour l'enrichissement illicite au détriment de la République, une psychologie de la damnation et une culture de la "nation vache à lait" ou de la "Khaima abandonnée" (emporte autant que possible).
Le fléau de la gabegie
Aux blessures nationales précédentes s'ajoutera un phénomène transversal qui fera des dégâts énormes, matériellement et mentalement, depuis les années 1980 et rendra encore médiocre toute visibilité à sens patriotique.
Communément appelé "El vessad" , ce phénomène d'appropriation privée des biens publics, d'exploitation de la structure juridique et financière de l'Etat contre ses principes fondateurs se répandra largement dans l'administration et inclura une variété de pratiques allant du simple trafic d'influence pour l'enrichissement personnel jusqu'a la mise a sac des fonds publics en passant par toutes les combines rendant la chose nationale au service de particuliers.
Les spectaculaires tentatives de coup d'Etat en 2001 et 2003 par les "cavaliers du changement" contre Maaouiya constituent une illustration du niveau de souffrance, de frustration et de révolte contre un laisser-aller entrainant des disparités terribles et hypothéquant les réalisations sur le plan du développement.
Ces lignes ne sauront expliciter un phénomène digne d'une encyclopédie nationale (A-Z) avec préambule anthropologique aux dires de certains. Le thème de la "guerre contre la corruption" (El harb Ala elvessad" reste d'actualité entre le pouvoir actuel et ses détracteurs dans l'opposition. Une autre grande question nationale fera surface ces dernières années et affectera le débat au sujet de la justice, de l'histoire et de la patrie.
La question de l'esclavage et des droits sociaux
Les décrets officiels d'abolition de l'esclavage et de lutte contre l'esclavagisme ne suffisent pas comme réponse a une injustice millénaire qui a écrasé une bonne partie de la population des siècles durant et dont les séquelles sont aujourd'hui largement perceptibles dans les villes, villages et campements mauritaniens.
Sur le plan théorique la triste ombre de l'esclavage traine sur l'histoire sahélo-saharienne son épais couvercle de souffrances, d'exploitation, d'humiliation, d'écrasement, de chosification pour une grande partie des nôtres. Bâtisseurs de cités, cultivateurs de palmiers, puisatiers aux points d'eau, bergers suivant les troupeaux...les anciens serviteurs ont été les oubliés d'une histoire nationale encore à récrire.
Quelques mouvements et ONG de lutte politique (El Horr, SOS-Esclaves, Manifeste pour les droits politiques, économiques et sociaux des Haratine au sein d'une Mauritanie unie, égalitaire et réconciliée avec elle-même...) expriment les revendications des descendants d'anciens esclaves ayant subi les torts d'un passé injuste et abominable.
Comment aimer une nation qui a fait tant subir à tes ancêtres?, comment être fier d'appartenir à une République dont le passé écrase les tiens?, comment effacer par pertes et profits des millénaires de souffrances corporelles et mentales dont les séquelles envahissent encore de partout le pathos national?...
Malgré les progrès enregistres depuis l'indépendance grâce à l'ancienne école républicaine et suite à l'urbanisation massive, la promulgation des lois incriminant l'esclavage et les actions pour le développement des campagnes menées par les gouvernements successifs (scolarisation, santé, désenclavement...) et les ONG; le problème de la justice (sociale, économique et culturelle) reste à l'ordre du jour, au cœur de la campagne électorale pour la Présidentielle du 22 juin 2019.
Conclusion
Une véritable quête patriotique mauritanienne ne saurait faire l'économie d'une réflexion objective sur l'histoire nationale, la mémoire collective, l'identité culturelle hybride, l'appréciation équitable de l'action des régimes successifs (réalisations, erreurs et insuffisances) et des mouvements de lutte depuis l'indépendance.
Les blessures nationales évoquées nécessitent un traitement équitable, une évaluation objective et une résolution dans la dignité et la modération. En paraphrasant autrement Louis Manaranche (professeur agrégé d'histoire) "il a fallu des siècles pour faire la France" nous dirons, qu'il a fallu des millénaires pour faire la Mauritanie. De ces millénaires notre élite saura tirer les ingrédients de son recentrage, le dépassement de ses particularismes et l'opportunité existentiale du destin citoyen.
La prise de conscience de l'existence d'une "âme mauritanienne" aux versants et déterminants divers, inscrite dans l'histoire pré et proto nationale nous interpelle ici. Sa réminiscence demeure salvatrice contre l'amnésie collective, la démission précoce, les affres d'un climat difficile et la fascination de l'instant.
Sidi Mohamed Abdelwehab
Diplômé en Etudes Internationales de l'INALCO de Paris