La seconde arrivée au siège de l’Assemblée nationale fut la bonne, car un employé de l’auguste institution m’attendait à l’entrée de l’immeuble et me conduisit solennellement dans ce qui semblait être une cafétéria, sans le moindre client à l’intérieur.
Cet employé ressortit aussitôt, un autre vint s’asseoir en face de moi, à distance réglementaire par temps de Covid-19 ; il me regardait fixement, l’air de vouloir engager une discussion avec moi. Déconcerté par mon attitude rigide, il se tourna du côté du comptoir et ne me regarda que lorsque son collègue revint pour m’inviter à le suivre, à nouveau, vers une autre grande salle qui m’était plus familière.
Une vingtaine de minutes plus tard, un jeune homme me rejoignit et entama des salutations empreintes de cordialité ; debout, je lui répondis en essayant d’être aussi prévenant à son égard qu’il l’était au mien.
À un moment donné, il m’invita courtoisement à le suivre vers la salle où m’attendaient les membres de la Commission, assis en « U » ; je reconnus, sans peine, tous les autres membres et pris un peu de temps pour les saluer individuellement, sans trop m’approcher d’eux, Covid-19 obligeait. Je finis aussi par reconnaître l’honorable jeune député qui avait eu l’amabilité de m’appeler, et ce à la faveur d’un trait d’humour initié par l’un des membres de la Commission, au sujet du régionalisme comparé des habitants de la région du Hodh Charghi et ceux du Trarza…
En raison de mes racines familiales à cheval sur ces deux grandes régions du pays, je ne fus d’aucun secours dans les échanges occasionnés par cette tentative de détendre l’atmosphère quelque peu lourde dans la salle, à l’exception de l’expression « vous voulez sans doute dire «construire», Monsieur le député!», lorsque ce dernier prononça le mot «détruire». Le président m’invita à prendre place sur un siège, séparé des membres de la Commission par une table circulaire équipée de microphones amovibles, ce que je fis à mon rythme.
Il s’adressa à une personne juchée sur une sorte de perchoir à droite de la salle, pour lui demander en Hassania « Jahiz? » (prêt?). Le technicien audiovisuel dont je ne pus voir au départ que les jambes répondit : « Eheih! » (oui!) et se dirigea immédiatement vers la porte de sortie et la referma derrière lui. Il y avait huit députés dont une seule femme ; je calculai mentalement, 1/8=12,5% et conclus : insuffisant…
Le président de la Commission déclara la séance ouverte et m’invita à me présenter.
Isselkou Ahmed Izid Bih, né le 10 décembre 1961 à Amourj.
Il m’informa que lors d’une audition antérieure devant cette même Commission, un ancien conseiller juridique à la présidence soutint que je lui avais confié, en ma qualité de directeur de cabinet du président de la République, un dossier se rapportant à l’octroi de l’île Tidra à l’ex-émir du Qatar. Il m’invita à m’expliquer à sujet. Ne voulant à aucun prix répéter en boucle des dénégations puériles, je décidai de faire une assez longue digression au sujet des différents services de la présidence de la République, car à entendre l’intervention du président de la Commission, il me revenait, de par ma fonction, d’organiser tout l’agenda du président. Ainsi je citai le secrétariat général de la présidence, le cabinet civil et le cabinet militaire, tout en précisant que les chargés de mission et les conseillers pouvaient être considérés comme des collaborateurs directs du président, même si théoriquement les premiers dépendaient du secrétariat général et les seconds du cabinet civil.
J’ai aussi cité les hauts responsables des institutions publiques et privées du pays. J’ai expliqué que, d’un point de vue statistique, l’essentiel des communications du président était du ressort du directeur adjoint du cabinet civil et que les audiences, relativement rares, qui avaient un caractère diplomatique ou protocolaire dépendaient du directeur du cabinet civil, via la direction générale du protocole d’État.
Je continuai en disant que la proportion des activités couvertes par les médias officiels était minime et les personnalités invitées à y prendre part étaient désignées en concertation avec le président, à l’exception naturellement des réunions statutaires des institutions publiques dont les formats étaient fixés par des textes réglementaires. Je compris très vite que mon cours rudimentaire de droit administratif n’enchantait guère mes interlocuteurs, mais je voulais à tout prix « prendre le contrôle de la salle », en vieil enseignant aguerri par des années d’auditoires divers et variés. À en juger par l’entrain que manifestaient certains députés présents à manipuler leur smartphone, je compris que je devais changer de registre pour espérer capter leur attention.
Je décidai ainsi d’effectuer un virage sur les chapeaux de roue : « s’agissant de la question de l’île de Tidra… », à ces premiers mots, tous les regards se braquèrent à nouveau sur moi. Dans le dessein de convaincre mes interlocuteurs de n’avoir jamais été mêlé- de près ou de loin- à cette affaire, je pris soin d’énumérer, de manière quasi exhaustive, tous les cas de figure possibles au cours desquels je pouvais avoir pris connaissance de la session présumée de cette île au dignitaire qatari. Je commençai naturellement par écarter la preuve la plus irréfutable, les documents pour affirmer n’en avoir jamais vu un seul, ni en entendu parler au sujet de ladite affaire. J’ajoutai n’avoir jamais assisté à une quelconque réunion formelle, au cours de laquelle le simple nom de cette île fut évoqué. Pour étayer ce dernier point, je répétai que la seule évocation du vocable Tidra ne m’aurait pas laissé indifférent, car elle fut le berceau de la dynastie des Almoravides (1037), une dynastie qui a contribué significativement à l’éclosion de l’identité mauritanienne et joué un rôle-clé dans le maintien de l’Andalousie arabo-musulmane, pour quatre siècles supplémentaires.
J’ai aussi complété cette digression antérieure, en évoquant l’écosystème exceptionnellement riche et fragile du banc d’Arguin, classé patrimoine mondial par l’Unesco, qui abrite cette île mythique et ces pêcheurs symboles de la résilience et de l’héroïsme, les Imraguen. Je crois même avoir abordé, en plus, l’étymologie de ce mot, qui signifie « cimetière » en dialecte local (Hassaniya) et constitue donc une invite tacite à la spiritualité méditative et au détachement des choses d’ici-bas. Je ne suis pas certain d’avoir impressionné mon auditoire, car la majorité des membres de la commission s’ingéniait à pianoter frénétiquement sur leur clavier de téléphone portable, au point de me pousser à me demander : que pouvaient-ils bien écrire ? Transcrivaient-ils mes propos pour en transmettre des bribes à je ne savais quelle tierce partie ? Sans fausse modestie aucune, je ne le pensais vraiment pas, car lesdits propos n’avaient pas, à mes yeux, une si grande importance. Je me disais, sans en avoir la preuve formelle, qu’ils avaient entendu tant de personnes sur les mêmes thématiques, que c’était là leur manière d’endurer des discours fort semblables qui ne les passionnaient désormais plus.
Je finis par revenir à l’objet de la question, en soutenant n’avoir jamais parlé à une quelconque personne particulière à ce propos, à l’intérieur du pays ou à l’extérieur, l’ancien conseiller juridique à la présidence de la République inclus.
Je continuai sur cette lancée, en précisant que si j’avais eu connaissance de ce dossier, j’aurais pu en avoir parlé avec les interlocuteurs concernés, du temps où j’étais directeur de cabinet du président de la République, mais surtout durant la période où j’étais ministre des Affaires étrangères et de la coopération, car j’ai eu largement le temps d’évoquer ce sujet avec mon collègue qatari au Caire, à New York ou ailleurs, avant le fameux communiqué succinct du ministère des Affaires étrangères et de la coopération suivant (juin 2017) : « Le gouvernement de la République islamique de Mauritanie a décidé de rompre ses relations diplomatiques avec l’État du Qatar lui reprochant de soutenir les organisations terroristes et de promouvoir les idées extrémistes ».
À ce niveau, intervint l’un des membres de la Commission pour signaler que, lors de son témoignage enregistré, le conseiller juridique avait cité un autre ancien haut fonctionnaire de l’État et n’a jamais cité mon nom ; en réalité, je n’en revenais pas. Comment une Commission parlementaire constituée des partis représentés à l’Assemblée nationale, ceux de l’opposition compris, pouvait-elle se tromper sur l’identité d’un fonctionnaire de l’État et le désigner ainsi à la vindicte médiatique et souiller sa probité et sa dignité, sans preuves solides? Très rapidement, le président de la Commission brandit son téléphone portable et montra sur son écran un message dont je ne pouvais lire le contenu à la distance où je me trouvais.
Il expliqua qu’il s’agissait d’un texto qu’il avait reçu de l’ancien conseiller juridique pour lui signifier qu’il s’était trompé sur l’identité de la personne qui occupait le poste de directeur de cabinet du président de la République au moment des faits incriminés, et qu’il s’agissait de moi. Ma surprise décupla, car je ne comprenais pas que ce monsieur pouvait se tromper sur l’identité de quelqu’un qui lui avait confié un dossier aussi sensible, l’avait suivi avec lui, avant de le bloquer sans lui en expliquer la raison.
J’eus alors nettement l’impression d’être en face d’une manigance mal ficelée et demandai au président : « comment avez-vous décidé de me « mouiller » dans cette affaire sur la base d’une dénonciation aussi incongrue ?». Je posai cette question : « si je décide de dénoncer devant vous une personnalité, sans en apporter la preuve irréfutable, décideriez-vous de l’auditionner sur la seule base d’une telle dénonciation?».
Le président de la Commission regarda du côté de son voisin de gauche, un député des « Frères musulmans », ce dernier prit immédiatement la parole pour me répondre. Il soutint que sa Commission ne m’aurait jamais convoqué si elle ne disposait de preuves solides pour le faire et brandit un document d’une seule feuille qu’il présenta comme une lettre envoyée par l’ex-ambassadeur du Qatar à Nouakchott à son ministre des affaires étrangères à Doha. D’après lui, ce document parlait de l’octroi imminent, par la Mauritanie, d’une « magnifique île » à l’ex-émir du Qatar et que le dossier était au niveau du « cabinet » (Diwan), sans plus de précision. Il continua en remarquant qu’en ma qualité de directeur de cabinet du président de la République, je devais assister à toutes les audiences du président de la République et gérer tout le courrier du palais présidentiel.
Je pris la parole pour lui dire que je n’avais jamais pris connaissance de ce document échangé entre un ambassadeur étranger accrédité à Nouakchott et sa hiérarchie au Qatar et que j’étais dans l’impossibilité de juger de l’authenticité d’un tel document opportunément «fuité». Je répondis aussi que, contrairement à ce qu’il suggérait, le directeur de cabinet du président de la République n’assistait pas systématiquement aux audiences diplomatiques du président ; j’essayai de lui rappeler certains détails du rapide exposé sur ces audiences que j’avais présenté juste avant, en utilisant des pourcentages approximatifs.
Après avoir réitéré la certitude selon laquelle je n’avais jamais entendu parler de cette question à quelque niveau que ce fût, j’essayai, à fleuret (très) moucheté, de lui faire comprendre qu’un document officiel du Qatar, brandi par un député des «Frères musulmans» connus pour leur proximité idéologique affiché avec le gouvernement qatari, pouvait difficilement servir de pièce à charge contre l’ex-président de la République, Monsieur Mohamed Ould Abdel Aziz, eu égard au contexte diplomatique tendu entre les deux pays.
(A suivre)
Isselkou Ahmed Izidbih
Ex-Ministre des affaires étrangères