Même dans ses pires cauchemars, Saad Dine El Otmani n'avait pas imaginé telle déculottée. Le Premier ministre marocain, également secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD), a passé une soirée exécrable, ce 8 septembre, spectateur impuissant d'un tsunami avançant au rythme du dépouillement des bulletins de votes des législatives, régionales et communales. Les islamistes du PJD, première force politique au Parlement depuis 2011, ont perdu, du jour au lendemain, 113 députés. Soit 90% de ses sièges. Sur le front municipal, le résultat est tout aussi catastrophique, avec la perte de la quasi-totalité de ses fiefs dans les grandes villes : Casablanca, Rabat, Marrakech, Tanger, ou encore Fès. Si ce recul était anticipé, ni le "parti de la lampe" ni les observateurs n'avaient vu venir un krach de cette ampleur.
Le PJD n'est pas la seule formation islamiste à subir pareil revers. A l'est de la Méditerranée, en Turquie, son parti frère, l'AKP du président Recep Tayyip Erdogan, également influencé par les Frères musulmans, a pris une douche froide en 2019 aux élections municipales. Plus proche de Rabat, en Tunisie, Ennahdha, au sommet de sa popularité en 2011, a perdu les deux tiers de son électorat en dix ans et suscite aujourd'hui un rejet populaire massif, à la faveur duquel le chef de l'Etat Kaïs Saïed s'est arrogé les pleins pouvoirs le 25 juillet dernier. "L'islam politique montre ses limites à l'épreuve du pouvoir, analyse Mohamed Tozy, professeur à Sciences po Paris. Ces formations, devenues des partis de gouvernement, se sont révélées incapables de tenir leurs promesses de lutte contre la corruption et le chômage."
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Comme Ennadhda, le PJD avait été le premier bénéficiaire, dans les urnes, des Printemps arabes. "Ils étaient parvenus à capter la voie des mécontents avec un discours culturellement dominant, dans un contexte de société à majorité musulmane dans laquelle une vision conservatrice de l'islam fait consensus" explique le chercheur Haoues Seniguer. De surcroît, le PJD marocain jouissait, en 2011, d'une virginité politique : jamais il n'avait été à la tête du gouvernement.
"Cette chute électorale vertigineuse doit autant à ses impérities politiques qu'à la configuration du régime chérifien, dominé par la figure du roi, poursuit Haoues Seniguer. Particularité du Maroc, la monarchie est une formidable machine à broyer les oppositions." Le PJD fait ainsi les frais de ce qu'ont subi d'autres oppositions, notamment l'Union socialiste des forces populaires (USFP) au début des années 2000. "C'est une stratégie royale bien huilée depuis l'indépendance, qui consiste à faire participer l'opposition au gouvernement pour mieux la discréditer" reprend le chercheur.
Telle est la force du monarque, au Maroc. "Le seul arbitre capable de marquer des buts" ironise Haoues Seniguer. De fait, Mohamed VI n'est pas neutre, il a même des responsabilités politiques importantes puisqu'il dirige le Conseil des ministres et nomme les responsables de ministères de premier plan dits "de souveraineté" (Intérieur, Affaires étrangères, Défense, Affaires religieuses). Le souverain n'a en revanche aucun compte à rendre à la Chambre des représentants. N'étant pas associé à un parti politique, "M6" n'est jamais réellement discrédité.
"Avant Mohamed VI, son père, le roi Hassan II, observant le cas de l'Algérie dans les années 1990, avait déjà compris l'intérêt d'ouvrir le champ institutionnel aux islamistes pour les digérer et les contrôler de l'intérieur" rappelle Seniguer. C'est chose faite, du moins provisoirement.
Car si une page se tourne au Maroc, l'islam politique n'est pas mort, loin de là. "La société est toujours perméable à ce type de discours estime Mohamed Tozy. Mais le PJD est contraint de se renouveler."
En attendant, le futur Premier ministre marocain sera issu - conformément à la Constitution - du parti arrivé premier aux législatives : le Rassemblement national des indépendants (RNI), d'inspiration libérale et réputé proche du Palais. Un alignement stratégique qui pourrait faciliter certaines réformes.