« On ne se mêle jamais de politique » : en Côte d’Ivoire, les bonnes affaires des boutiquiers mauritaniens | L'Information

« On ne se mêle jamais de politique » : en Côte d’Ivoire, les bonnes affaires des boutiquiers mauritaniens

lun, 08/01/2022 - 12:02

Mohamed El-Moktar a pignons sur rues. Au pluriel, car de part et d’autre du carrefour du quartier de Yopougon Selmer, à Abidjan, ce commerçant mauritanien possède depuis plus de vingt ans deux boutiques très appréciées. « On trouve un peu de tout ici. Le patron accueille bien, il est toujours joyeux, toujours en train de taquiner. Je peux même dire que nous sommes devenus une famille ! », lance en riant Evelyne, une voisine venue faire ses courses.

En plus d’être sympathique, le boutiquier de 56 ans, arrivé seul en Côte d’Ivoire à l’âge de 19 ans, est un commerçant flexible et arrangeant. « Quand les bons clients sont dans le besoin, on leur fait crédit. On note dans un cahier ce dont ils ont besoin, on leur donne et ils nous payent plus tard. Même s’il arrive parfois que certaines familles ne remboursent pas », explique Mohamed El-Moktar en haussant les épaules.

 

Comme lui, plus de 16 000 boutiquiers mauritaniens se sont installés en Côte d’Ivoire. Leur astuce : s’implanter dans des quartiers qui commencent tout juste à se développer ou dans des lieux stratégiques. « Ils sentent vite le potentiel quand ils arrivent quelque part, ils cherchent un endroit de plain-pied au milieu d’un quartier résidentiel, créent une petite échoppe puis grandissent progressivement. Aujourd’hui, on trouve des Mauritaniens à Sassandra [ouest], Divo [centre] et même dans les zones forestières », remarque Abdel Nasser Ould Ethmane, un fonctionnaire international mauritanien.

Grâce à leur savoir-faire et leurs fonds propres accumulés durant plusieurs décennies de commerce, ces détaillants proposent généralement davantage de produits que leurs homologues guinéens ou sénégalais et sont devenus des références dans le commerce de proximité. « Si je suis hors du quartier, je vais dans une boutique mauritanienne, j’ai confiance », poursuit Evelyne. « Les Mauritaniens ont une expérience spécifique de la vente au détail. Même si un boutiquier est illettré, il connaît le commerce. Ils ont une vision à long terme et cela remonte à très loin. Une partie de la population traditionnelle considère le commerce comme un noble métier, car c’était celui du prophète », relève Abdel Nasser Ould Ethmane.

« C’est un peuple très solidaire »

La première vague migratoire venue de Mauritanie remonte aux années 1970, peu après les indépendances des pays d’Afrique francophone. Ce sont d’abord les négociants spécialisés dans l’anacarde qui découvrent le potentiel de l’économie ivoirienne. Les boutiquiers et les vendeurs de bétail leur emboîtent le pas. A l’époque, la Côte d’Ivoire est prospère grâce à ses matières premières agricoles, et les étrangers de toutes nationalités affluent, encouragés par la politique d’ouverture de Félix Houphouët-Boigny.

« C’était l’époque du panafricanisme. Le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny et le président mauritanien Moktar Ould Daddah avaient une relation privilégiée, souligne Mohamed Abdellahi Ould Khattra, l’ambassadeur de Mauritanie en Côte d’Ivoire. Ce qui a notamment permis la signature d’accords bilatéraux économiques et de libre circulation entre les deux pays. »

 

Des accords qui n’existent plus aujourd’hui, puisque Nouakchott s’est retiré de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) en 2000 pour rejoindre l’Union du Maghreb arabe (UMA) – un projet resté inachevé. Cette décision complique désormais l’obtention de la carte de séjour pour les Mauritaniens, un prérequis pour ouvrir un magasin et un compte en banque. Mais les commerçants n’ont pas déserté pour autant.

Une fois la boutique installée, les propriétaires, souvent plus âgés, proposent du travail aux jeunes de la famille ou du quartier d’origine, qui seront chargés de la caisse et de la mise en rayon. « C’est un peuple très solidaire, assure Cheikh S’Heibou, premier conseiller de l’ambassade. Si une personne s’en sort, alors toute la famille s’en sort. Chez nous, il y a une culture de l’entraide et de la protection. »

Les jeunes de la famille ou du quartier d’origine sont chargés de la caisse et de la mise en rayon

Aujourd’hui, d’après les estimations des autorités ivoiriennes, il y aurait 50 000 Mauritaniens dans le pays, ce qui constituerait la plus grosse diaspora mauritanienne dans le monde, selon Ahmed Taleb, le président de l’Union des Mauritaniens en Côte d’Ivoire. L’intégration est harmonieuse, notamment car « on ne se mêle jamais de politique, on respecte la loi du pays, on paye nos impôts ici », affirme-t-il. « Les forces de police nous disent qu’on est la communauté qui pose le moins de problèmes, ajoute Cheikh S’Heibou. Un commissaire m’a même dit un jour que les Mauritaniens exagéraient ! Ils trouvent qu’on est trop renfermés, qu’on reste trop dans notre coin. »

Des commerçants « rackettés »

Cette diaspora n’a toutefois pas été épargnée par les violences qui ont secoué la Côte d’Ivoire lors de la crise post-électorale de 2010-2011, faisant plus de 3 000 morts. Certains commerçants musulmans ont été « rackettés, menacés, emprisonnés, violentés », se souvient Abdel Nasser Ould Ethmane. Les boutiquiers mauritaniens n’ont pas fait exception et nombre d’entre eux ont choisi de rentrer au pays.

Mais avec le retour de la paix, une nouvelle génération a pris le chemin de la Côte d’Ivoire, composée de jeunes hommes au profil un peu différent. Ceux-ci parlent moins bien français en raison de la politique d’arabisation lancée en Mauritanie dans les années 1960 et qui va en s’accélérant depuis la fin des années 1970. « Ils viennent ici sans comprendre la langue, mais comme à chaque fois avec les Mauritaniens, ils ont su s’adapter », se félicite le fonctionnaire international.

Ali Mohamed travaille à la caisse d’une des boutiques de Mohamed El-Moktar. Il est arrivé à Abidjan il y a six mois seulement. S’il ne parle que quelques mots de français, il se voit lui aussi devenir un jour « un grand commerçant ». Ce qui signifie aujourd’hui « être propriétaire d’un supermarché plus que d’une boutique », souligne Ali Boudadi, responsable d’une telle structure à Yopougon

Le Monde