Les Haratine est un mot générique qui désigne à la fois les esclaves et les affranchis de l’esclavage maure. L’esclave est directement exploité, hérité et appartient à un maître, une famille ou une tribu. De même, le hartani est exploité à distance, lié à un maître, une famille et une tribu spécifiques. Cette liaison entre l’ancien maître et le nouvel affranchi persiste dans le temps, ce qui signifie que ni l’esclave, ni l’affranchi n’accède à la liberté.
L’esclavage laisse une empreinte indélibile : esclave, vous demeurez ainsi dans l’esclavage, affranchi, vous devenez hartani. Le statut de hartani vous plaçant entre l’esclave et la personne libre et ce, pour l’éternité.
Les Haratine se répartissent en trois groupes :
Les Haratine qui vivent dans les Adwaba (villages exclusivement habités par les Haratine) ;
Les Haratine qui résident dans les campements maures ;
Les Haratine qui habitent dans les villes telles que Nouakchott, Nouadhibou, etc, généralement regroupés dans des bidonvilles (El Kebe, El Kebatt), éloignés des centres-villes où vivent les bourgeois et les aristocrates maures.
Cet article vise à dévoiler la véritable utilité des Adwaba et les épreuves auxquelles sont confrontés les habitants qui y vivent.
Les Adwaba sont destinés à la production agricole. C’est aussi dans ces Adwaba que les maîtres d’esclaves renouvellent leurs stocks d’esclaves qui viennent rejoindre ou remplacer ceux des campements maures.
Les haratine esclaves qui habitent traditionnellement avec leurs maîtres s’acquittent des travaux domestiques tels que les tâches domestiques (cuisine, lavage, préparation du thé…), le forage de puits et puisage de l’eau, le gardiennage, l’abreuvage des animaux ainsi que la traite des vaches, brebis, chèvres et chamelles, etc.
Les Adwaba sont exclusivement réservés aux Haratine, excluant tant les Maures que les Négro-Mauritaniens. Ces derniers établissent leurs habitations dans des villages appelés « ksours » (au singulier « Ksar »). Cette dichotomie révèle une réalité où la terre elle-même devient le témoin silencieux des hiérarchies oppressives et des destins prédestinés.
Les caractéristiques des Adwaba, ces habitations porteuses d’une signification profonde, se déclinent ainsi :
El Biriyë : des hangars spécifiques ;
Kirkrou : des greniers ou magasins servent à stocker les récoltes, abritant également poules et chiens en leur sous-sol ;
El Car : une vaste chambre qui accueille toute la famille, du père à la mère, des garçons aux filles, jusqu’à leur mariage ou leur majorité. Ses caractéristiques incluent une structure carrée, construite en banco.
Edjingrë : initialement propre aux Soninké, cet habitat revêt une quadruple utilité chez les haratine :
il remplit tout d’abord une fonction similaire à celle des villages soninkés : rendre la justice. Les litiges entre éleveurs et agriculteurs, voire les querelles conjugales, y sont résolus. Chaque adabaye a un chef, dont le pouvoir est symbolique et limité. En cas d’impasse, le chef de la tribu maure est sollicité pour trancher les litiges, soulignant ainsi la dépendance des adwaba envers leurs maîtres.
Cet espace sert entre autres de lieu de divertissement, où les haratine s’adonnent à la danse et à la musique.
Ensuite, il est le théâtre de cérémonies festives, telle la célébration de la majorité des garçons à leur majorité. Le jour de cet événement, ils sont rasés, revêtent des pantalons, et des moutons sont égorgés.
Enfin, il constitue un lieu d’accueil pour de grandes délégations, offrant une hospitalité collective financée par l’ensemble des familles d’adabaye. Ces délégations, majoritairement composées de maîtres d’esclaves venus récupérer une part de la récolte des adwaba, révèlent la complexité des liens entre les adwaba et les tribus maures qui les dominent.
Ces Adwaba sont situés sur des terres fertiles, propriétés des tribus maures qui détiennent la sujétion des esclaves. Les castes supérieures berbères et arabes n’apprécient ni ne s’adonnent aux travaux pénibles, réservant cette tâche aux esclaves. Ils n’habitent pas les terres inondables, c’est-à-dire les « chëmama et autres ».
Un célèbre proverbe dit : « chëmama ewkhagh khëirhe we lä tajealhe wëtan » : la chëmama profite de ses biens (richesses) et n’en fait pas une patrie. En règle générale, les Maures préfèrent résider loin des régions humides, redoutant les moustiques tant pour eux-mêmes que pour leur bétail. Dans la tradition esclavagiste, les terres cultivées dans les adwaba appartiennent aux maîtres d’esclaves. Or, le dicton « El Hardou-Limen Ahyahe » signifiant « la terre appartient à ceux qui la mettent en valeur » questionne : qui met en valeur les terres que détiennent les tribus maures ? Ce sont bien les Haratine des adwaba qui défrichent, désherbent, sèment et récoltent les graines. Ce dicton résonne donc comme une affirmation que ceux qui s’investissent dans la valorisation de la terre devraient légitimement en devenir les propriétaires. Une illustration vivante de cette maxime se trouve dans l’engagement des haratine des adwaba, assumant l’exploitation des terres et le partage effectif des récoltes avec les maîtres.
L’ordonnance 83-127 du 5 juin 1983 portant réorganisation foncière et domaniale, stipule que « la terre appartient à la nation et tout Mauritanien, sans discrimination d’aucune sorte, peut, en se conformant à la loi, en devenir propriétaire, pour partie ». Ainsi, cette quête de reconnaissance foncière ne se limite pas à une simple affirmation d’appartenance, mais s’inscrit dans une volonté de revendiquer leurs droits, se conformant aux principes juridiques fondamentaux de la nation. En réclamant ces droits, les haratine des adwaba ne cherchent pas seulement à consolider leur lien ancestral avec la terre, mais aussi à participer pleinement à l’évolution et à l’application équitable des lois nationales.
Cette ordonnance demeure lettre morte, car les maîtres d’esclaves persistent dans l’expropriation des terres des adwaba, en dépit des documents obtenus pendant la colonisation française ou dans la période post-coloniale. Un exemple flagrant de cette violation récente est l’expropriation d’adabaye dénommé Boum aizeu situé dans le Hodh El Gharbi dans la localité de Edakha El Baidha. Cette question est devant le tribunal d’Aïoun, mais n’est pas tranchée à ce jour. Bien que détenteur de documents datant de 1927 prouvant l’attribution de ces terres, cet adabaye est actuellement victime de cette injustice. Il est à noter que l’État, par son inaction, semble être impliqué dans ces problématiques d’expropriation, laissant transparaître une complicité tacite.
Plusieurs cas d’expropriations sont devant les tribunaux mauritaniens et restent sans solutions. Très souvent, ce sont les esclavagistes maures qui obtiennent gain de cause, illustrant les lacunes persistantes dans l’application des lois et des principes de justice.
La réalité discriminante et esclavagiste de la communauté arabo-berbère trouve une expression tangible dans la vie quotidienne des habitants des adwaba.
Les Haratine, considérés comme des esclaves et regroupés dans un lieu déterminé, ont créé une société dotée de ses propres coutumes, de ses loisirs tels que la musique et la danse, ainsi que d’habitats distincts à la fois de leurs anciens maîtres maures et des ethnies noires dont ils sont originaires. La singularité des adwaba réside dans un syncrétisme unique entre les villages soninkés et les campements maures. D’ailleurs, Sidi Ould Bilal, dans son ouvrage La Mauritanie, la racine, décrit l’adabaye haratine comme “une réplique du débéh soninké avec ses édifices et ses configurations architecturales. Les cases qui font offices de logements sont disposées suivant la même anarchie des tentes d’un campement de nomade.”
Cette fusion culturelle découle de la participation des trois ethnies (arabe, berbère et soninké) aux quatre traites négrières qui ont marqué l’histoire de l’Afrique : la traite orientale, celle de la mer Rouge, transsaharienne et transatlantique. Les ethnies citées ont directement été impliquées dans les deux dernières. Pour les deux premières, leur implication s’est faite en parallèle avec les autres. En effet, ces traites se téléscopaient : lorsque l’approvisionnement en esclaves se tarissait dans l’une, les autres intervenaient en renfort.
De surcroît, les résidents des adwaba font face à des discriminations évidentes. Les esclavagistes, à l’origine de la création des adwaba, n’ont jamais mis en place des infrastructures permettant aux esclaves de bénéficier d’une éducation, de soins de santé ou d’un accès à l’eau. Un adabaye peut compter entre 1500 et 2000 habitants, voire plus, sans disposer d’école publique, de Mahadra (école coranique), d’infirmerie ou de points d’eau. Pour s’approvisionner en eau, élément vital, il est parfois nécessaire de parcourir de longues distances depuis l’adabaye. Cette tâche devient particulièrement ardue, nécessitant des montures comme des ânes pour transporter des outres remplies d’eau. Souvent puisée dans des puits profonds, cette eau nécessite des efforts considérables.
Auparavant, la responsabilité de ces infrastructures incombait aux esclavagistes maures. Aujourd’hui, c’est l’État qui devrait assumer cette responsabilité, mais il ne s’en acquitte pas. Un exemple illustratif de cette situation se trouve dans le département de Néma, la capitale régionale du Hodh-Echarghi, où sur 44 Adwaba, 42 n’ont ni école publique, ni Mahadra, ni structure de santé, ni points d’eau. Les deux adwaba qui font exception à cette règle sont habités par quelques familles maures. Alors, lorsqu’un adabaye est occupé par 5 ou 6 familles maures, il bénéficie de toutes les structures nécessaires à la vie. En revanche, s’il est habité uniquement par des Haratine, il est privé de toutes ces infrastructures. Cette situation maintient les adwaba dans des conditions de vie très précaires, caractérisées par l’ignorance, la misère, des travaux pénibles et une fin de vie tragique. Les personnes âgées qui ne peuvent plus travailler sont laissées à elles-mêmes, sans moyens de subsistance et sans accès aux soins.
L’État mauritanien maintient ainsi des milliers d’Adwaba dans les régions des deux Hodh, de l’Assaba, du Brakna, du Guidimakha, du Gorgol, du Tagant, dans des conditions déplorables, maintenant une situation d’injustice et de négligence systémiques.
Cinq à six familles maures sont mieux pourvues que 1 500 à 2 000 haratine, montrant ainsi la subordination des victimes, la dévalorisation de leur vie et de leur souffrance, avec une apparente indifférence de la part de l’État mauritanien et des esclavagistes partageant une perspective commune sur cette question. Le groupe haratine subit alors continuellement des violation de ces droits fondamentaux alors qu’il assure la subsistance des populations rurales par son travail agricole et d’élevage et constitue des sources d’enrichissement pour les maîtres d’esclaves. Cette situation humaine difficile est désignée sous le terme d’esclavage, une pratique que les propriétaires d’esclaves et l’État hésitent à abandonner. Actuellement, des milliers d’adwaba demeurent dans les conditions mentionnées précédemment.
L’agence Taazour, chargée de remédier aux conséquences de l’esclavage, semble ne pas remplir ses obligations. Son action est principalement dictée par les ordres des esclavagistes plutôt que par une initiative indépendante et volontariste. Ce sont ces derniers qui formulent des demandes au gouvernement et donc à Taazour, pour la construction d’infrastructures telles que des écoles publiques, des mahadra, des structures de santé, des forages, ou des projets agricoles dans des adwaba spécifiques. Les critères de sélection reposent sur la soumission des habitants des adwaba choisies. Ainsi, tout différend avec les maîtres d’esclaves, en particulier une contestation des relations esclavagistes, entraîne l’exclusion des adwaba des interventions de Taazour. De ce fait, l’agence semble agir comme un moyen de renforcer l’institution de l’esclavage. Parallèlement, elle sert également de moyen de pression sur les Haratine en les incitant à voter pour le parti au pouvoir ou celui choisi par les maîtres. Les motifs d’exclusion sont variés, allant du soutien à des partis opposés aux intérêts des esclavagistes au refus de céder des jeunes esclaves (garçons ou filles) destinés aux travaux domestiques susmentionnés.
A l’Agence Mauritanienne d’Information (AMI), le chef de l’Etat, Monsieur Mohamed Ould Ghazouani déclare : “Nous avons, à cette fin, mobilisé d’importantes ressources pour financer ses programmes s’élevant à plus de 150 milliards d’ouguiyas au cours des trois dernières années, et Inchaa Allah, nous continuerons à fournir les ressources nécessaires pour étendre et renforcer les programmes de la Délégation au profit des citoyens qui ont un besoin urgent des services de Taazour.” [1] L’espoir réside dans l’utilisation de ces sommes considérables au bénéfice des Haratine en général et des habitants des adwaba en particulier, afin de combler leur retard criant par rapport aux autres ethnies. Les résultats de cette agence doivent être évalués en fonction de ses réalisations.
La Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH) semble ne pas remplir sa mission consistant à porter des affaires d’esclavage devant les trois tribunaux spécialisés (Nouakchott, Nouadhibou, Néma) en vue de poursuites judiciaires. Actuellement, aucun esclavagiste n’est détenu en raison de pratiques esclavagistes.
Taazour et la CNDH disposent de budgets considérables qui, au lieu d’améliorer la situation des victimes, enrichissent leurs dirigeants et servent de levier de chantage pour les esclavagistes. Ces institutions contribuent ainsi à maintenir l’asservissement.
Les tribunaux spécialisés dans les questions d’esclavage doivent jouer leur rôle sur le plan juridique pour mettre fin à des anomalies telles que les expropriations foncières, le déshéritage des haratine et les viols des filles et des femmes haratine, etc. Dans cette optique que le système esclavagiste peut être éradiqué, pratique archaïque et inadmissible au XXIe siècle. Comme le soulignait Abraham Lincoln : « Si l’esclavage n’est pas mauvais, rien au monde n’est mauvais ».
L’État n’a pas connaissance du nombre d’Adwaba ni du nombre de leurs habitants. Il est impératif de les recenser et d’enrôler leurs habitants. De nombreux haratine se trouvent actuellement sans papiers d’identité, devenant ainsi apatrides dans leur propre pays. L’État a le devoir et la capacité de créer les infrastructures nécessaires pour améliorer la vie de ses habitants, notamment des points d’eau, des écoles publiques, des centres de santé et des coopératives économiques… C’est de cette manière que l’on peut mettre fin aux discriminations visibles auxquelles est confrontée la communauté haratine.
Cet article a été rédigé pour commémorer le 49e anniversaire du premier noyau de libération des Haratine créé le 2 décembre 1974. C’est l’occasion de rendre hommage à la défunte Madame Koumbeit Mint Werzeg, qui a encouragé Bilal Ould Werzeg à participer à la création de ce mouvement. Cette après-midi même, Bilal et moi avons mis sur pied les règles de recrutement des éventuels membres de cette structure.
Je tiens également à exprimer ma gratitude envers Monsieur Saleck Ould Maatalla, qui m’a fourni des informations sur les adwaba et leur mode de fonctionnement.
Le 02 décembre 2023
Mohamed Yahya OULD CIRE
Président de l’Association des Haratine de Mauritanie en Europe (A.H.M.E.)
Site : www.haratine.com