« Nous devons aider plus rapidement et mieux le Sahel » | L'Information

« Nous devons aider plus rapidement et mieux le Sahel »

mar, 02/05/2019 - 18:15

Pour le coordinateur de l’Alliance Sahel, Jean-Marc Gravellini, les bailleurs doivent renoncer à vouloir tout contrôler pour répondre aux besoins urgents des populations.

Lancée en juillet 2017 par la France et l’Allemagne, l’Alliance Sahel regroupe aujourd’hui douze bailleurs bilatéraux et multilatéraux. Alors que, sur le terrain, la situation sécuritaire ne s’améliore pas, son objectif reste de « décaisser plus rapidement l’aide au développement et de la rendre plus efficace et plus proche des besoins des populations ». Y parvenir implique un profond bouleversement dans les pratiques des agences corsetées dans de lourdes procédures de décision et en dépit d’un discours affiché, peu habituées à se coordonner.

Le responsable de l’unité de coordination de l’Alliance Sahel, Jean-Marc Gravellini, reconnaît qu’« une course contre le temps est engagée. Nous savons que les populations en situation d’extrême pauvreté sont des proies faciles pour les terroristes et les trafiquants. Pour être en mesure de leur offrir une alternative, nous devons dépenser plus vite », explique-t-il au Monde Afrique.

Quel est le bilan de l’Alliance Sahel, dix-huit mois après son lancement ?

Jean-Marc Gravellini Les douze bailleurs autour de la table, dont la Banque mondiale et l’Union européenne, représentent un portefeuille de 680 projets pour un montant total de 9 milliards d’euros. Les deux tiers de ces projets ont été approuvés et peuvent donc être mis en œuvre. En 2018, un milliard a pu être dépensé. Mais nous devons aller plus vite. Dans les zones en crise où il y a urgence, peut-on se permettre de viser des projets compliqués dont la mise en œuvre va demander cinq ou six ans ? Il faut certainement réfléchir au reformatage des programmes si nous voulons gagner la course contre le temps. Nous savons que les populations en situation d’extrême pauvreté sont des proies faciles pour les terroristes et les trafiquants. Or nous devons trouver rapidement des solutions adaptées à la situation. C’est une question de survie pour ces populations et de crédibilité pour les bailleurs.

L’action de l’Alliance ne se concentre donc pas sur les régions les plus fragiles ?

L’Alliance intervient sur l’ensemble des territoires des cinq pays qui composent le G5 Sahel, à savoir la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Il ne s’agit pas de se focaliser sur les zones déstabilisées par la présence de terroristes pour oublier les autres. Il faut éviter « l’effet réverbère ». La grande majorité des projets portés par l’Alliance concerne les régions méridionales de la zone sahélienne, car c’est là que vit le plus grand nombre et que se trouvent les opportunités économiques les plus importantes pour le développement de ces pays. Notamment dans le domaine agricole. Nous devons veiller à ce que ces zones ne basculent pas dans la crise.

A côté des interventions militaires antiterroristes, les actions en faveur du développement sont présentées comme la condition indispensable au retour d’une paix durable. Les pays du G5 ont ciblé des zones prioritaires autour des frontières. De quelle façon l’Alliance répond-elle à leur demande ?

Les pays du G5 ont formulé une double demande. Ils ont défini une liste de 40 projets prioritaires qui a été adoptée au sommet de Nouakhchott en décembre. L’Alliance n’a pas vocation à financer ce Programme d’investissements prioritaires (PIP) mais il se trouve que certains d’entre eux recoupent les domaines dans lesquels elle intervient (électrification rurale, accès à l’eau potable, création d’activités…). Sur ce programme évalué à 2 milliards de dollars [1,7 milliard d’euros], les membres de l’Alliance ont promis d’en financer 1,3 milliard. Mais ils ne participeront pas par exemple à la construction d’infrastructures ferroviaires ou à la création d’une compagnie aérienne régionale.

Par ailleurs, le G5 a demandé un soutien particulier sur les zones livrées aujourd’hui aux trafics et/ou sous la menace des terroristes, des espaces où l’Etat n’est plus présent et où les services de base ne sont plus assurés. Il s’agit par exemple de la zone des trois frontières [Mali, Burkina Faso et Niger], de la zone du Hodh oriental en Mauritanie où vivent près de 60 000 réfugiés maliens, du nord du Burkina Faso ou autour du lac Tchad. Dans ces zones, où vivent entre 15 à 20 millions de personnes, nous ciblons en particulier nos actions sur l’accès à l’eau, car c’est souvent à l’origine des tensions entre les pasteurs nomades et les agriculteurs. L’objectif est aussi de réintroduire des activités et d’aider les populations grâce à des politiques de transferts d’argent ou de denrées agricoles. Ces zones sont le théâtre d’opérations militaires. Les conditions de sécurité font qu’il est très difficile d’y intervenir. Il est en tout cas impossible pour des Occidentaux de s’y aventurer.

Comment dépasser cette réalité ?

Ici plus qu’ailleurs, il faudrait pouvoir aller vite. Cela suppose d’accepter une forme de « lâcher prise » en faisant confiance à des tiers. Nous devons accepter de ne pas tout contrôler. A Koro, dans la région de Mopti au Mali, une station de pompage a été construite sans qu’aucun expert blanc ait mis les pieds sur place. Le projet a été confié à un bureau d’études malien puis à une entreprise malienne pour la construction. Les ONG occidentales avec lesquelles nous avons l’habitude de travailler ne peuvent pas non plus s’installer dans ces zones, mais elles travaillent avec des ONG locales et c’est comme cela que nous pouvons avancer.

Au Mali, le programme de relance économique pour l’est et le centre du pays financé par la Banque mondiale a été confié à Care et à SOS Sahel, mais il est mis en œuvre par des ONG locales. Et pourquoi pas demain financer des opérateurs privés qui peuvent aussi favoriser l’émergence d’activités et concourir à la pacification de ces zones ? Nous devons travailler au plus près des populations et qu’elles puissent constater que leurs conditions de vie s’améliorent. En Afghanistan, des dizaines de milliards de dollars ont été dépensées et les populations disent qu’elles n’ont rien vu.

Tous les bailleurs sont-ils prêts à ce changement ?

Il y a bien sûr des différences, mais cette réflexion sur l’efficacité de l’aide n’est pas récente. La situation dans laquelle se trouve cette région soixante ans après les indépendances interpelle. Il faut faire sauter les verrous pour agir et ne plus tergiverser pendant des années avant de prendre des décisions. Les besoins sont considérables, mais l’argent n’est cette fois-ci pas une limite. Nous sommes rattrapés par les crises – sécuritaire, migratoire, démographique – et l’Europe ne peut se permettre d’avoir à quelques milliers de kilomètres une zone sahélienne totalement déstabilisée.

Laurence Caramel

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